Je connaissais Jean Yanne, comme tout le monde, depuis à peu
près toujours (j’étais juste assez grand pour voir Deux heures moins le
quart avant Jésus Christ à sa sortie au cinéma, en 1982). Sacré personnage,
à la fois acteur, metteur en scène, comique, chroniqueur radio et télé… mais
aussi chanteur et compositeur.
Les disques de lui qu’on trouve le plus facilement sont ses
sketchs (Le permis de conduire, Les routiers…) qui ont dû être très
populaires à l’époque, mais qui ne sont pas non plus géniaux (à écouter une
fois, ça va). Ensuite, il y a les BO qu’il a composées ou produit, pour ses 7 films
en tant que réalisateur, de 1972 à 1984 et qui recèlent quelques perles ici et
là (je n’ai d’ailleurs pas encore tout entendu), mais dans l’ensemble, ça sonne
assez disco et musique commerciale de cette époque.
Par contre, il y a aussi quelques trucs qu’il a enregistrés
avant, dans les années 60. Et là, il y a des chansons vraiment
excellentes ! J’avais déjà vu le scopitone de J’aime pas le rock
sur Internet ou à la télé, mais c’est seulement quand cette compilation CD est
sortie en 2003 que j’ai pu entendre toutes ses œuvres de jeunesse. Et alors,
quelle belle claque ça a été ! Ce beau CD cartonné recèle en plus un
livret d’une vingtaine de pages, avec textes et photos. Il y a 25 titres, dont
3 sketches à la fin, ce qui fait 22 morceaux de musique, tous chantés par Jean
Yanne. Ils sont présentés par ordre chronologique, de 1958 à 1966.
Il a fait un premier EP en 1958, d’où se démarque surtout
l’excellent La légende orientale, dans un style cha-cha
« oriental », c’est-à-dire incorporant des influences rythmiques et
mélodiques de musique arabe ou magrébine (il y en avait pas mal à cette époque,
comme le standard Mustapha ou encore plusieurs chansons d’Henri Genès).
Bonne musique entrainante et paroles amusantes, sans oublier une belle voix,
très chantante et originale, avec une diction très ciselée. J’ai aussi un
faible pour La gamberge, dans un style beaucoup plus classique et
sérieux, très années 50, sur un rythme de valse, assez touchant, comme a pu
l’être parfois Bourvil (Le petit bal perdu) ou encore Gainsbourg a ses
débuts (La chanson de Prévert).
Ensuite, Jean Yanne a sorti deux autres EP mais pas sous nom, ce qui complique un peu les recherches discographiques. En 1960, c’est sous le nom incongru de « Honzlagur Pompernickel et sa dame » qu’il sort « Le disque le plus triste de l’année », avec 4 nouvelles chansons bien marrantes, dans un style musical très jazz, cette fois-ci. Mes préférées sont Psychose et Allo… Sasha… ?, cette dernière sonnant déjà assez rock, ce qui annonce la suite.
En 1961, il sort un EP sous le nom de « Johnny 'Rock' Feller et ses 'Rock' Child », et là ça y est : 4 titres de bon rock’n’roll avec un chouette son de guitare électrique et de batterie. Bon, la musique reste encore assez bon enfant, du genre orchestre pour surprise partie, avec du saxo et des chœurs, pas trop déjanté mais dansant et joyeux. Le rock coco est très marrant, avec des cris de perroquets tout du long. Saint-rock est une sorte de délire sur la Marseillaise revue en version twist (« et que le rock abreuve nos microsillons ! »). Autre recyclage au goût du jour twist, la reprise de Je ne suis pas bien portant est une grande réussite. La version originale de Ouvrard date des années 30 et est très drôle mais fort datée dans son style musical. Sa transposition sur un rythme rock fonctionne super bien. Et enfin, l’excellent J’aime pas le rock démarre sur les chapeaux de roues, avec un super riff de guitare bien soutenu par une batterie tonique, une intro qui ferait un sacré bon sample à réutiliser. Et une chanson à énumération avec une scansion géniale de Yanne où son personnage déverse son dégoût du rock sur des rimes en -able (il est intolérable, il est insupportable, il est inqualifiable…) Il faut absolument voir le scopitone, les grimaces rajoutant encore du sel à son assaut !
Signalons aussi que ce disque a déjà été chroniqué par notre cher camarade Pol Dodu sur Vivonzeureux ! https://vivonzeureux.blogspot.com/2016/07/johnny-rock-feller-et-ses-rock-child.html
Après une parenthèse de 3 ans, Jean Yanne sort un nouvel EP en 1964, sous son nom propre. L’eunuque est le premier et le meilleur titre du lot, l’un de mes préférés d’entre tous. C’est son deuxième dans le style cha-cha oriental, mais il est encore mieux que le premier, avec une lead guitare électrique digne de celle de la BO de Ne nous fâchons pas, une super compo musicale et un texte drôle et absurde, très bien foutu, sans oublier un chant à la diction toujours aussi classe ! Sur Mon cher Albert, on a un mélange de rythme déjà quasi jerk avec des arrangements de musique classique : étonnant, deux ans avant le Sergeant Pepper des Beatles et toutes les autres expérimentations qui l’ont accompagné (Stones, Who, Beach Boys, Ekseption, etc., etc.) ! Les deux autres titres sont funs mais très peu pop musicalement.
En 1965, encore un nouvel EP sous son nom, avec un brûlot qui fit son effet en revendiquant la réouverture des maisons closes ! Rouvrez les maisons est un très bon jerk, soutenu par un orgue et des chœurs féminins. Avec un texte polémique typique de Jean Yanne, mi-provocateur, mi-réac, mais très drôle dans sa facture en tout cas. Je m’étais toujours demandé si le refrain se terminait par « Rouvrez-les maisons, qu’on dérouille », ou bien « qu’on verrouille », mais après vérification, c’est bien « qu’on dérouille » que chantent les charmantes choristes ! C’est très limite, pour sûr, surtout vu d’aujourd’hui. Après, c’est là toute l’ambiguïté de Jean Yanne, un type à la fois bourré de talent, drôle, séduisant et respectueux de ses compagnes, mais aussi un type parfois cynique, misanthrope, misogyne et populiste. Surfant sur la « révolution » dans les années 70, sans illusions mais en dénonçant magistralement la publicité et la démagogie du monde politique et économique, puis finissant par devenir plutôt réac, en pilier des Grosses têtes sur la fin de sa vie. Malgré tout, il reste pour moi un artiste marrant et attachant, surtout en tant que chanteur et acteur.
Pour revenir à nos moutons, le meilleur est à venir sur ce EP de 1965, avec Le pauvre blanc, un délire sur l’histoire d’un blanc qui voudrait chanter aussi bien qu’un noir - comprendre ici qu’il voudrait posséder autant de groove qu’un Ray Charles. Cela fait bien sûr penser à l’excellent titre de Nino Ferrer Je voudrais être noir, sorti à peu près à la même époque. Tout Jean Yanne est là, avec une intro façon musique religieuse, suivie par un rythme & blues excellent, et des arrangements kitsch mais top, avec moults chœurs féminins (« Oh, seigneur ! ») et des breaks de batterie, annonçant ses futures BO de films des 70’s ; avec des textes toujours socio-provoc, évoquant les ouvriers de Renault Boulogne-Billancourt ou le « blanco-spiritual » en guise de nouveau style musical. J’ai découvert récemment qu’il y a une vidéo INA de ce morceau, avec même une chorégraphie : excellent !
Et pour finir, on a deux grosses cerises sur le beau gâteau, en 1966 : un EP fait à deux avec son comparse Jacques Martin, parodiant sur 4 titres Les Elucubrations d’Antoine ! Ils chantent deux titres chacun, mais le CD ne contient que ceux de Jean Yanne, qui sont de toute façon clairement les meilleurs (ce 45t est relativement facile et abordable à se procurer, contrairement aux autres cités jusqu’ici). Le premier, Hue donc ou les Emancipations d’Alphonse, est une parodie façon Les Charlots, avec une voix de paysan et des paroles super débiles et drôles. Pour les Charlots comme pour Nino Ferrer ou pour les Beatles, on est en droit de se demander si Yanne a suivi l’air du temps ou s’il ne l’a pas un peu précédé ! Vu que le premier EP des Charlots avec leur première chanson façon paysanne (Je dis n’importe quoi, j’fais tout ce qu’on m’dit) sort lui aussi en 66. Mais la deuxième parodie des Elucubrations est encore meilleure : Les revendications d’Albert, sur le mode militant ouvrier communiste (« Les camarades m’ont dit : laisse-toi pousser les ch’veux, pour l’action syndicale on fait rien de mieux… »). Le tout sur fond d’harmonica et d’orgue, alors que la version d’Alphonse est plutôt sur fond de guitare fuzz ; les deux morceaux sont excellents.
Malheureusement, sa production musicale s’arrête ici, pour ne reprendre qu’au début des années 70, mais s’il avait enregistré en 67/68, on aurait sûrement eu droit à des trucs psychés super barrés au niveau sonore. Plus tard, il restera quelques expérimentations notables à venir, notamment en collaboration avec Michel Magne, mais c’est une autre histoire…
Quelques autres informations discographiques :
Les 45tours EP de Jean Yanne sont très rares et coûtent un
bras (du genre 100€ l’exemplaire). Ils sont tous sortis sur Barclay sauf ceux
sous pseudonymes, qui sont sortis chez Fontana. Et il n’y a pas eu de sortie
d’album vinyle regroupant ses chansons des années 50-60 (uniquement un 25cm en
public à l’Olympia, de 4 titres (mi-chansons mi-sketchs) en 1958 et un 33tours
de sketches, en 1966).
Il aura donc fallu attendre des rééditions en CD, d’abord une
dans la collection Master série de Polygram, en 1994. Celle-ci
reprend tous les premiers EP, sauf celui de Honzlagur Pompernickel. Il n’y a
donc que 18 titres, contrairement à mon CD Chansons et sketches
sorti sur Barclay en 2003 (l’année de sa mort) et contenant 22 titres musicaux
(+ les 3 sketchs de 1966).
Mais trois autres compilations CD sont parues depuis, dont deux en 2017. Le misanthrope provocateur (EPM Musique) n’offre pas grand intérêt de par sa sélection incomplète, sauf qu’il réédite les 4 titres de 1958 live de l’Olympia (Jean Yanne et son guide chant) et un autre morceau inédit : Allo Brigitte, sorti en 1960 sur Fontana, qui est une collaboration avec Henri Salvador.
Je pense qu’elle n’a pas été retenue sur les autres compiles car Jean Yanne y fait juste de petites interventions parlées pendant les breaks de ce cha-cha (tout comme Salvador et Gillian Hills). Mais c’est un bon titre, qui a d’ailleurs été réédité sur la compilation Voulez-vous cha cha de Born Bad Records en 2019.
L’autre CD de 2017, Prince de l'humour pince-sans-rire, au vitriol et de l'autodérision, est un double album, de 33 titres en tout, au contenu assez foutraque (avec un titre sympa mais une pochette particulièrement moche), qui fait avant tout la part belle à ses sketchs, dont certains étaient sans doute inédits sur disque, suivis par la plupart des EPs (mais pas tous) et quelques collaborations, dont à nouveau le Allo Brigitte… Mais un ajout très intéressant à noter ici est la présence de la chanteuse Ginette Garcin, avec deux chansons écrites par Jean Yanne : L’absinthe et surtout Cresopraxipropanediol en capsule ; un titre bien drôle et bien rock, qui a été déterré sur quelques rares compilations, dont le volume 10 de la série Girls in the garage (à part ça, 95% de la production musicale de Ginette est constituée de chansons très vieille France).
Dernier titre intéressant sur ce CD : Scotch cha-cha, qui est la face B de Allo Brigitte, toujours en duo avec Salvador, et avec un peu plus de texte parlé que sur la face A ; bon morceau. Ce 45t n’est pas trop difficile à trouver.
Pour finir, la dernière compile CD est due au label Frémeaux, réputé pour faire des rééditions très complètes et documentées. Je n’ai pas pu l’avoir entre les mains, mais le track listing est assez conséquent, avec 38 titres au total, l’originalité étant que le 2ème CD est consacré uniquement à des interprètes de chansons de Jean Yanne, dont Philippe Clay, qui semble avoir été le premier interprète de La gamberge, ou encore Line Renaud… Sur le premier CD, on retrouve le 1er EP de Jean Yanne (La Gamberge) et le 25cm en public (tous les deux de 1958), plus les deux EP sous pseudonyme (le Honzlagur et le Johnny Rock Feller) mais pas les 2 EP de 64 et 65, ni celui avec Jacques Martin parodiant Antoine. Dommage ! Je crois savoir que c’est pour des questions de droits d’auteurs, Frémeaux étalant ses rééditions en fonction du calendrier où les productions artistiques tombent dans le domaine public (ou quelque chose comme ça). Le titre de cette compilation, Jean Yanne et ses interprètes : 1956-1962 nous laisse cependant espérer qu’une deuxième compile pourrait sortir chez Frémeaux d’ici quelques années. Par ailleurs, deux autres productions vintage de Jean Yanne sont révélées ici : 2 titres d’Aladin et ses joyeux lampistes, Loukoum et Mustapha ; pas pu les entendre mais sûrement très bonnes. Ainsi qu’un titre avec Bob Azzam, Le twist est en baisse (1962), mais où une fois de plus, Jean Yann n’intervient que sur des passages parlés.
Dernier coup de rock important à connaître, concernant Jean Yanne : il est l’auteur des textes de deux titres d’Hector (& ses Médiators), légendaire rocker excentrique de Paris, en 1963 : Je vous déteste et T’es pas du quartier (merci à Wikipedia pour ces infos !), excellents titres mais qui ne sont pas pris en compte sur les différentes compilations CD.
PS : Concernant les années de sorties de disques
signalées dans cet article, elles sont bonnes à un an près, car le livret de
mon CD indique presque toujours une date antérieure d’un an à celles qu’on peut
trouver sur les différents sites du genre Discogs.